UNE RENCONTRE ÉPROUVANTE – Par Layal El Khoury

UNE RENCONTRE ÉPROUVANTE

Par Layal El Khoury, éducatrice spécialisée.

Ce texte est la tentative de traduction d’une rencontre éprouvante et bouleversante. Les protagonistes en sont James (prénom modifié), un adolescent accueilli au sein de l’ADIR, et une éducatrice, l’auteur de ces lignes, qui s’est tenue au plus près de l’étrangeté de ce sujet.

La rencontre est scandée par des points de discontinuité qui désorganisent fortement le quotidien. En dépliant ces éléments, elle l’éducatrice a tenté de rendre quelque chose de dicible.

La vie de James est un parcours institutionnel disloqué, ponctué par des placements, des abandons, des ruptures, des passages à l’acte dangereux. Son état nécessite une prise en charge spécifique éducative et thérapeutique. Dans ce cadre, un partenariat a été mis en place autour de James entre l’Aide sociale à l’enfance et l’ADIR.

Héritier d’un père hors-la-loi

Dès son entrée, le quotidien de l’institution a été profondément bouleversé. Très rapidement James endosse la peau d’un personnage omnipotent, aspiré par une recherche de satisfaction et de domination. Il est dans une quête de soumettre l’autre, aussi bien l’adulte que ses pairs. Il accapare l’adulte dans une exigence de relation duelle par un monologue où il expose ses exploits, ses transgressions.

Le personnage est édifié sur une image idéale de « voyou » et construit autour du mythe d’un père hors-la-loi. N’ayant jamais connu son père, James s’attribue la place d’héritier de l’empire paternel. Un héritage imaginaire qui, paradoxalement, ne peut être transmis qu’en éliminant ce père. La présence des pairs est de trop. Il lui faut régner seul sur les lieux tout en instaurant ses propres règles. La confrontation au principe de la réalité de la vie en collectivité, aux règles, à la limite – d’une façon générale au cadre – est de l’ordre de l’impossible et donc insupportable. Ainsi, James attaque l’autre, le menace, le terrorise. Les passages à l’acte se succèdent. La parole fait défaut. Dans la tourmente du Réel, l’angoisse et l’insupportable aspirent peu à peu l’institution.

Prêter sa présence

Dans une pratique à plusieurs auprès de James, faisons un zoom sur l’éducatrice. Elle se trouve en présence d’un autre qui lui échappe par son imprévisibilité, paradoxalement empreinte du même. Les réactions de James, ses excès de colère, son agressivité et son mode d’interaction avec les autres sont toujours changeants. Progressivement, une répétition s’installe au niveau de son fonctionnement au sein de l’internat. L’éducatrice recherche l’équilibre entre la nécessité institutionnelle et un désir d’aller à la rencontre de James mais quelque chose fait obstacle.

Un changement survient, qui touche enfin au Réel. Lors d’une soirée de fin de semaine, elle se retrouve seule face à une nouvelle montée incontrôlable d’agressivité autant verbale que physique de James, qui commande deux autres adolescents, les incitants à transgresser les règles de l’internat. Dans un face-à-face, il lui adresse cette phrase : « Qu’est-ce que t’as ma sœur ! » Une colère la submerge en un cri muet qui protesterait : « Non, je ne suis pas ta sœur ! »

Refusant cette place assignée par James, elle passe le relais et s’impose le silence. Elle saisit avoir été dans une recherche de sens à l’endroit où se produisait toujours un envers, un manque à comprendre. Ce face-à-face douloureux vient lui rappeler qu’elle n’a rien à comprendre à la manière d’être au monde de James. La possibilité d’une rencontre ne peut naître qu’en prêtant sa présence, en acceptant la place qu’il lui a confiée, tout en renonçant à imposer sa volonté, à réguler, à viser une permanence. James lui rappelle l’évidence de ce sur quoi elle n’a pas maîtrise.

Rencontre

Deux moments, lors des temps individuels avec James, vont faire pivot dans la relation.

1- James, dans une extrême colère, dénonce le vol d’un t-shirt : celui que lui avait donné son seul ami, depuis disparu. L’éducatrice : « C’est douloureux de perdre un objet qui te reste d’un être cher. Alors, viens, on va le chercher partout ! On va le chercher ensemble. » James : « Oui c’est ça ! Tu me dis ce que tout le monde dit. Mais ce n’est pas vrai ! » L’éducatrice : « Si, c’est vrai. Je sais profondément ce que c’est de perdre un être cher et d’être attaché à un objet, un souvenir de lui, qu’elle que soit cet objet. Alors, on va le chercher ce t-shirt. » Alors qu’ils se mettent à chercher, James l’interroge sur le sentiment de perte ; comment a-t-elle perdu cet être ? Quand ? Il insiste : « Qui tu as perdu ? » Elle accepte de s’exposer : « Mon père. » Dans un flot de questionnements, James lui demande de raconter ses souvenirs de ce père perdu, de son enfance, de son pays. La parole de l’éducatrice l’apaise, il l’écoute, sourit.

  1. James se donne l’allure propre, séductrice, pour un rendez-vous avec une jeune fille. Fier de cette image, il vient s’installer auprès de l’éducatrice et partager le temps d’une cigarette. Il trébuche et tombe. Un instant de vide s’installe en lui, puis la colère, les grands gestes, les gros mots pour retrouver une consistance. L’éducatrice lui raconte alors ses propres gaucheries. James retrouve le calme, relativise sa chute ; ils partagent le rire.

Un lien relativement apaisé se tisse entre eux. Mais James exige la totale disponibilité de l’éducatrice. Se tenant au plus près de son expérience, elle évite la place d’un autre persécuteur et se positionne comme une grande sœur, le protégeant des moments de vide par ses histoires qui peuvent le border, le bercer, le faire rire.

Désormais, grâce à des adresses multiples, James peut dévoiler des moments de peine, de tristesse… Pour autant, tout ne tient qu’à un fil. Hors de l’institution, lors d’un tournoi de football avec des jeunes adolescents, alors qu’elle l’observait de loin, il la cherche du regard, vérifie sa présence. Elle voit alors le visage de James qui montre une extrême fragilité. Cet instant traduit peut-être la qualité d’une authentique rencontre.

L. El Khoury