Les jeux vidéo
Par Stéphane Joguet, éducateur spécialisé (ADIR).
Texte présenté lors de la 6e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
Je vais parler de Luc et de Yann, deux adolescents proches de l’âge adulte. Luc est dans notre établissement depuis sa prime adolescence. C’est un jeune qui demande une attention particulière de la part des adultes et rencontre des difficultés liées à la frustration et aux limites posées, au point d’en faire une grosse colère, notamment lorsqu’on fait référence à ses consoles de jeux. Il s’identifie souvent aux personnages dans sa façon de s’exprimer : par ses paroles, ses mimiques, ses rires, ses colères. Il s’isole assez facilement au point de se faire oublier dans un coin de l’établissement.
Une salle informatique est mise à la disposition des jeunes que nous accueillons, en présence d’un éducateur. À partir de leur demande, un travail s’élabore avec eux, parfois un simple apaisement ou la création de liens. Certains apportent également leur console. Les jeux vidéo prennent donc une place importante en institution et notamment pour Luc.
D’où l’interrogation de l’équipe éducative autour de l’articulation clinique et l’usage des jeux vidéo dans la psychose (et l’autisme) : ces jeux vidéo n’alimentent-ils pas le délire des sujets schizophrènes ? Faut-il interdire les consoles ? Comment cadrer cette activité ? Faut-il en limiter l’usage ? De plus, on sait que le sujet schizophrène « se spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours établi ».
Repéré par ses pairs
En premier lieu, nous nous sommes interrogés sur le contenu des jeux de Luc. Il jouait principalement à trois jeux : Mario Kart, Minecraft et Pokémon. Dans Mario Kart, il s’agit de choisir son avatar (son personnage), auquel on attribue un kart pour ensuite faire un choix de course sur un des nombreux circuits proposés. Luc excelle dans ce jeu, au point d’avoir été repéré comme tel par ses pairs. Nous découvrons que, alors que les autres jeunes jouaient à ce jeu chez eux de manière isolée, désormais ils proposent collectivement de jouer ensemble sur le même jeu, en réseau (grâce au bluetooth), avec chacun son avatar et son kart. Luc s’isole un peu moins pour partager du temps avec ses pairs.
Du monde virtuel à l’invention
Dans Minecraft, le joueur est représenté par un avatar qui se trouve sur une map (un monde cubique cartographié), en possession des outils, des matériaux de construction (blocs de pierres, bois, verres) et des objets (lits, torches, tableaux) avec lesquels il peut construire ou détruire, formant des constructions diverses où les jeunes laissent libre court à leur imagination.
Le personnage du joueur est entièrement façonnable. D’ailleurs Luc n’a pas tardé à transposer son personnage fétiche du jeu Mario Kart en son personnage de Minecraft, et précise : « C’est mieux, comme ça il ressemble à ce qu’on aime. » Une fois qu’il l’a façonné (on peut choisir ses cheveux, ses vêtements), il fait des constructions improbables : une piscine dans une caverne, un terrain de football dans le sous-sol d’une maison, un château sur un nuage, une prison dans une maison, un bateau sur une mer de lave, etc..
Le monde virtuel laisse la place à l’invention, en créant un espace sur mesure. On s’autorise à faire des choses que l’on s’interdit dans le réel (construction, destruction). Donc, chacun crée son propre univers, en mode solo, jusqu’au jour où ils apprennent qu’ils peuvent y jouer entre eux, en réseau. Les éducateurs ont relié les ordinateurs entre eux sur une même map. Les adolescents vont ainsi partager leurs savoirs, leurs connaissances. Dès lors, la révolution relationnelle est lancée !
Cinq jeunes, dont Luc, se retrouvent en lien dans un nouveau monde où ils ont décidé ensemble de construire une ville où chacun a sa maison et un emploi, ce qui leur permet de vivre en autarcie. Ils y ont même construit l’Institut médico-éducatif ! Ainsi qu’une maison individuelle pour les éducateurs qui ont accepté leur invitation à les rejoindre dans leur ville.
Écrans
Yann, par le biais de ce jeu, est allé à la boulangerie et a demandé une baguette de pain. Il en reçoit soixante-quatre : « Mais qu’est-ce que je vais faire de tout ça, je pourrai pas tout manger. » L’autre jeune lui explique : « Tu les gardes et les échangeras contre autre chose avec les autres. » Yann répond : « Ah d’accord, ça me va. »
Pour Yann, la rencontre avec l’autre est trop angoissante. Il crée souvent une mise à distance et évite ainsi la rencontre et le regard de l’autre. Durant un certain temps, avec l’outil informatique, et notamment ce jeu, il pouvait rentrer en relation avec un autre jeune. On pourrait dire que l’écran crée une protection, notion importante, surtout pour les adolescents psychotiques et autistes, pour qui la relation duelle peut être envahissante.
Pendant le repas, Yann partage la table avec son camarade « boulanger ». Alors qu’il s’adressait exclusivement à l’éducateur, suite à son intégration dans le jeu, Yann est sollicité par ce jeune sur un sujet d’envie commun. Ils peuvent se déconnecter des consoles pour en parler ailleurs, créant une relation qui était inexistante jusqu’à présent.
Les jeux vidéo font partis de ces objets qui peuvent procurer un point d’appui. Pour Yann, ça fait écran. Plus qu’une simple protection, la console de jeux est un moyen d’être en relation, ou de maintenir cette relation avec ses pairs.
Yann n’est plus dans les jeux. Lorsqu’on lui demande pourquoi, il répond : « Bah, tu sais, les jeux c’est pour les ados et moi… j’ai plus très envie. » Lorsqu’on demande à Luc ce que lui apportent les jeux vidéo, il répond : « Ça détend un peu la console de jeux – (nous ah bon, tu joues pour t’apaiser ? – (lui oui ça calme. Si les jeux vidéo n’existaient pas… Oh mon Dieu !!! Quel ennui ! »
Luc me donne l’impression que les jeux lui ont permis de rentrer dans une forme de relation particulière avec l’autre, comme s’il s’autorisait à accéder à une activité qui lui coûte mais inévitable pour maintenir son lien à l’autre. Les éducateurs l’accrochent sur le lien crée pour l’amener à autre chose, il s’autorise à faire un impossible : des efforts physiques.
Pour conclure
Nous dirons que le branchement à la machine rend ces adolescents plus disponibles pour être en contact entre eux, sur un mode moins envahissant. De plus, les jeux viennent soutenir le lien social qui se crée entre eux dans les moments calmes par la mise en réseau des machines.
Nous avons constaté que pour certains adolescents, comme Luc, l’avatar est un tiers, il est un représentant du sujet (dans le jeu) qui favorise un lien à l’autre dans un monde virtuel. Il règle certaines difficultés avec cet appareillage lié à la machine, ce qui lui permet de supporter sa journée.
Des questions restent en suspens : en quoi le sujet psychotique est-il maintenu par son avatar ? L’avatar est-il une béquille dans le quotidien de Luc ? Jusqu’où peut-on aller dans l’accompagnement d’un sujet psychotique lorsque son appareillage du corps nous bouscule ?
S. Joguet