LE MONDE DES POUPÉES ET SES BRICOLAGES
Par Noémie Farsy, coordinatrice, éducatrice spécialisée (ADIR).
Texte présenté lors de la 7e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
En 2016 nous avons accueilli Zélie et ses poupées de chiffons que sa mère, couturière, lui a faites. Nommées Elsa et Anna, leurs prénoms sont issus du dessin animé La Reine des neiges à laquelle Zélie s’identifiait lorsqu’elle a été à l’IME La Majourane (chez les enfants). Elle semblait être envahie par ce dessin animé, chantait souvent les musiques et nommait les personnes autour d’elle par les prénoms des personnages. Petit à petit, cette fixation s’est décalée sur les poupées, ce qui lui a apporté un certain apaisement.
Agée alors de 14 ans, son orientation à l’IME Le Clos des Bertrands misait sur l’accompagnement dans le passage à l’adolescence. Elle a beaucoup grandi et les métamorphoses corporelles liés à l’adolescence ont fait leur apparition. Cependant, Zélie a des difficultés à s’approprier ce nouveau corps, elle présente des difficultés de motricité, elle a beaucoup de mal à s’habiller, à manger, à marcher ou à ouvrir les portes. Ces poupées cousues qui restent figées semblent plutôt lui donner un corps, pour qu’elle puisse se repérer dans le monde et se déplacer d’un lieu à l’autre et ainsi nous raconter ce qui se passe pour elle.
Les poupées parlantes
Depuis son arrivée à l’IME, Zélie a investi un petit coin sous l’escalier où elle semble être dans sa bulle, isolée de toute agression extérieure, avec ses poupées qu’elle allonge souvent sur le coffre. Elle les emporte partout, soit dans un sac, soit à la main. Pour nous dire quelque chose ou répondre à nos questions, elle fait alors parler ses poupées en changeant la voix et en les agitant. Elles font lien entre les différents lieux de vie de Zélie et rendent ce passage possible. Il est impératif qu’elles vivent la même chose – elles dorment, mangent et circulent tout comme Zélie.
La communication avec elle est difficile, son discours est souvent incohérent avec beaucoup de mots inventés ou mal prononcés. Si je questionne Zélie sur ce qu’elle a fait pendant le week-end, elle agite une des poupées pour le raconter. Je comprends qu’il y a eu du monde chez elle, ce qui la rend très souriante mais l’agite. Un instant après, Zélie ne tient plus de propos cohérents. Pour stopper cette effervescence, je m’adresse directement à la poupée puisque Zélie semble ne pas m’entendre. « Tu devrais te calmer Elsa car je n’entends pas ce que me dis Zélie. » Elle me regarde et jette la poupée sur le coffre en lui disant : « t’es pas gentille Elsa ». Elle saisit l’autre poupée qu’elle nomme petite Zélie et se met à me raconter son week-end tout doucement, avec une voix de petite fille.
Sans les poupées Zélie a du mal à appréhender les changements de lieux. Le matin, elle peut arriver triste, rester dans son coin et refuser de participer aux activités. Je m’installe près d’elle sans lui parler et je commence à jouer avec mes clés. Elle crie « non ! va-t’en ! » Surprise, je lâche mon trousseau. Zélie éclate de rire et me dit « bien fait ». Je lui demande pourquoi elle est fâchée et elle me répond : « j’ai pas mes poupées ». Elles sont restées à l’internat. Je lui propose mon aide pour les trouver, elle me sourit et dit « oui ».
Un corps en reconstruction constante
Lors d’une sortie à la mer, Zélie avance et entre dans l’eau. Une des éducatrices s’approche pour l’aider et Zélie se laisse alors complètement aller dans ses bras, son corps lâche, n’a plus aucune tonicité. Elle perd pieds et suit le mouvement des vagues. Pourtant, elle ne manifeste aucune crainte ni angoisse. L’éducatrice demande à Zélie de l’aider à sortir de l’eau, ce qui lui sera impossible. Zélie ne semble pas être là dans ce corps en proie au tumulte de la mer, elle ne peut pas se mettre débout, son regard est ailleurs. C’est l’autre qui la porte pour la faire sortir de l’eau. Une fois sur le sable, Zélie reste allongée et immobile. Elle commence à ramasser tout ce qui se trouve à portée de main sans qu’elle soit obligée de bouger : du bois, des coquillages, des algues. Lorsqu’il n’y a plus rien à proximité, Zélie commence à faire tenir son corps pour se déplacer. Au plus elle ramasse, au plus son corps semble se reconstituer pour qu’elle arrive enfin à se lever.
Son corps est à construire en permanence. Elle semble en prise avec ce mouvement de remplissage et ne s’arrête qu’une fois le contenant plein ou qu’il déborde. « C’est le sac de Zélie ». Ces objets entassés sans aucun ordre sont tous à elle et si elle ne peut pas les ramener, cela résulte en crise violentes ou refus de partir. A l’IME, Zélie les étale dans son coin sous l’escalier. En y portant un intérêt, nous arrivons à lui faire plusieurs propositions d’ateliers dans lesquelles Zélie s’inscrit à minima, pour faire un traitement de ces objets ramassés (activités manuelles, écriture). Elle accepte parfois à ranger ses dessins ou ses productions dans un classeur et les laisser à l’IME ou bien elle appelle un éducateur pour lui aider à ranger son sac.
Ces comportements soulignent un besoin important de bordage et de contenance. Zélie arrive souvent à l’IME sans avoir pu s’habiller complètement, elle refuse de mettre les sous-vêtements qui habillent le corps au plus près, en disant qu’ils la serrent. On peut peut-être faire l’hypothèse que ses sous-vêtements l’enveloppent et qu’elle ressent alors son corps en souffrance. Cependant, lorsqu’elle s’habille, elle empile ses vêtements sans respecter l’ordre.
Zélie est aussi constamment en recherche de soins en nous faisant régulièrement part de boutons qu’elle gratte, des douleurs qui apparaissent. Elle creuse ses plaies ou à l’intérieur de ses orifices jusqu’à faire des trous. Ainsi, elle réclame en continue la présence de l’infirmière. Le départ de l’infirmière précédente qui s’appelait Elsa a été vécu comme un véritable abandon. Lâché par l’Autre, Zélie a beaucoup régressé. Comme dans un puzzle, il s’agit de reconstruction pièce par pièce. La nouvelle infirmière qui a des longs cheveux blonds est identifiée à la Reine des Neiges. Zélie est constamment à sa recherche et la suit partout. Lorsqu’elle n’est pas présente, Zélie nomme une de ses poupées par le prénom de l’infirmière pour la faire consister et traiter son angoisse.
Les bricolages
Zélie n’a de cesse d’essayer de réparer ou de bricoler des objets. Lors de l’atelier activité manuelle, elle nous demande de fabriquer des bracelets élastiques. Pendant plusieurs semaines cela était pour elle une idée fixe jusqu’au moment où elle décide de ne plus en faire, en disant : « à y est fini ». Le lendemain, elle arrive avec son bras droit recouvert totalement des bracelets. Elle me les montre et je m’aperçois que certains bracelets la serrent très fort au point de laisser des marques profondes sur son bras. Je lui propose plusieurs solutions : d’enlever quelques-uns, de les répartir sur les deux bras ou bien de les reprendre pour les élargir. Mais, pour Zélie, rien n’est envisageable. Je me demande alors si pour elle, ces traces qui « mordent » sur le bras en le serrent dans le réel, sont une tentative de se faire un corps. Ainsi, mon intervention est insupportable pour elle, c’est comme si je mettais fin à sa tentative de construction. Peu à peu, Zélie arrive à faire un déplacement et commence à mettre les bracelets sur les bras de ses poupées, ce qui semble lui apporter un apaisement.
Le corps morcelé de Zélie n’est pas uni par l’image corporelle qui se construit au moment du stade de miroir. Il n’y a pas de distinction entre son corps et le corps de l’autre, ni avec les objets qu’elle ramasse qui sont tous à elle. Il s’agit alors pour Zélie de passer par les bricolages qui lui permettent de rassembler son corps. Elle demande souvent de scotcher des morceaux de carton pour fabriquer des bonhommes jusqu’à ce que « ça tient ». Elle les nomme : « c’est papa », « c’est Zélie », « c’est l’infirmière ». Souvent, la forme du bonhomme ne suggère en rien la forme du corps et Zélie remet plusieurs couches de scotch au même endroit. Elle poursuit alors avec la réparation de certains bouts « cassés » ou qu’elle arrache et déchire elle-même. Ces gestes de couper du scotch et de le coller, restent compliqués pour Zélie qui demande souvent de l’aide à l’autre. Il lui arrive de scotcher complétement le bonhomme sans pour autant réparer le morceau arraché. A ce moment-là, il faut se rendre disponible car Zélie peut être envahie par cette cassure, si le bonhomme ne tient pas, l’angoisse resurgit. Il s’agit alors de se faire partenaire du sujet et repérer le traitement de l’objet que Zélie peut faire, pour pouvoir la soutenir dans ses bricolages et les tentatives de construction d’un corps qui tient.
N. Farsy