L’APPAREILLAGE : FONCTION SYMBOLIQUE
Par Ianis Guentcheff, psychologue clinicien (ADIR).
Texte présenté lors de la 6e Journée de l’ADIR. Les prénoms des enfants ont été modifiés pour préserver leur anonymat. Retrouvez cette présentation et sa discussion en vidéo en cliquant ici.
Mon intervention est titrée « fonction symbolique ». Cet accent sur le terme de fonction est là pour dire que le symbolique, incluant le champ du savoir, n’a rien d’un champ neutre que l’intellect devrait conquérir, ce que, dans le champ scolaire, on appelle les « acquisitions ».
Au contraire, nous pensons que ce qui résiste chez les enfants que nous accueillons n’est pas à situer du côté de la compétence, mais d’une certaine difficulté du sujet à se faire représenter dans l’ordre symbolique, à trouver sa place dans cet ordre symbolique.
L’enfant entre gaiement dans les apprentissages, ce qui lui permet un chiffrage de la jouissance. Mais qu’arrive-t-il lorsque le savoir n’occupe pas cette fonction symbolique ? Quelles solutions le sujet peut-il inventer ?
Une position éthique
Pour saisir d’où prend son départ le travail mené à l’ADIR, voici une citation d’Éric Laurent : « Ce qui fait notre spécificité, c’est que nous ne croyons pas qu’il existe du cognitif tout seul. […] Il n’y a pas de cognitif sans affectif, sans jouissance. La façon dont le sujet est traversé par la parole, impacté par elle, est telle en effet que tout ce qui est connaissance, savoir, est accroché à une jouissance. »[1] En d’autres termes, nous ne prenons pas le savoir comme un matériau inerte, nous le saisissons en tant qu’il est parcouru d’une menace. Quelle est-elle ?
Le langage appareille la jouissance en la raccordant au corps : certaines zones du corps et certains signifiants condensant la jouissance ainsi régulée. Autrement dit, le signifiant chiffre la jouissance, la borne, la tempère en organisant les modes de satisfaction de la libido. Le sujet peut ainsi faire d’un corps un lieu cartographié, dont il sait comment il répond aux événements extérieurs, et comment il s’affecte des événements intérieurs.
En consentant à entrer dans la langue de l’Autre, à utiliser les mots de l’Autre, le sujet consent donc à perdre quelque chose, à faire l’épreuve d’un manque structural que révèle l’impossibilité pour le signifiant de désigner totalement la chose. La possibilité même d’articuler une demande s’origine dans ce manque. Dans le même temps, cette dépendance est compensée par la possibilité qu’offre le langage de représenter l’absence et de faire le gain de découvertes permises par l’ordre symbolique. Ce cas de figure est celui de la névrose. Pour autant, il y a toujours un reste insymbolisable.
Le langage comme appareil
Si, pour d’autres positions subjectives, les mécanismes qui permettent au sujet de se faire représenter dans le langage, peuvent faire difficulté, c’est que le manque, est non symbolisé. À la place apparait un trou qui fait risque mortel. C’est pourquoi la demande de savoir, comme toute demande, peut être insoutenable et déclencher l’angoisse plutôt que de la recouvrir.
Et c’est au titre des difficultés à s’appareiller au langage, que toutes sortes d’autres appareils, plus ou moins sophistiqués, peuvent émerger. Autrement dit, l’appareil est tout autant une manière de pouvoir faire avec l’Autre qu’une manière de le maintenir à distance.
Ainsi, le corps, qui ne tient pas sans l’appareil du langage, peut se brancher sur des « condensateurs de jouissance », artificiels, des objets élevés au rang d’appareils. Ma collègue Ana-Marija va développer ce point. Pour ma part, je souhaite insister rapidement sur ceci qu’il est également possible que le langage lui-même devienne support, vecteur d’une jouissance débridée.
Dans ce cas, le mot ne représente pas la chose ; il est la Chose, c’est-à-dire qu’il a statut réel. Ainsi, non seulement le signifiant ne mord pas sur la jouissance, mais encore la jouissance le contamine. L’appareil est alors un moyen de traiter le langage lui-même, d’articuler les signifiants les uns aux autres, de les faire rentrer dans un ordre, de les « capitonner ».
Incidences cliniques
Rachid El Ghaouti en donnera un exemple à partir de l’usage que fait Boris des portes, sorte de barrage des signifiants qui le persécutent. En fait preuve la jaculation des « ta gueule » qui accompagnent bien souvent le claquage de porte par Boris, adressés à l’autre qui donne à entendre sa voix. Les signifiants ne semblent alors pas détachés de la gueule qui les profère, et qui mord à l’occasion.
À l’inverse, ces signifiants semblent plaqués sur le corps d’Alan. Marina Jacomen explique comment cet enfant retourne la morsure contre lui quand, comme il le dit lui-même, on lui « coupe la parole ». Coupure de la parole qu’il faut prendre, en deçà de toute métaphore, au niveau du réel, comme on dit, au pied de la lettre.
Ainsi, le travail sur la limite, sur la canalisation des pulsions de l’enfant au service de ses apprentissages, d’une part ne peut s’orienter de la loi symbolique (de la punition par exemple), et d’autre part ne doit jamais perdre de vue que ces comportements qu’il s’agirait de traiter, sont déjà un traitement de l’Autre.
Vers l’appareillage de la pulsion
Très concrètement, il s’agit de ne pas laisser Alan regarder la télévision toute la journée et de ne pas laisser Boris jouer à la balle du matin au soir, tout en acceptant de partir de là. Reconnaître la valeur de ce travail que mène l’enfant, c’est porter son regard sur des détails essentiels qui échappent à l’analyse quand on réfléchit en termes de normalisation des comportements – qui n’est, in fine, que l’envers de l’hypothèse de l’enfant tout puissant.
Sous les apparences d’une demande d’immuabilité, de satisfaction pleine, où l’enfant semble totalement capté par l’objet, aliéné, se joue un mouvement subtil, de petites variations, une sophistication de ces trognons d’appareillage qui deviendront parfois de vraies solutions. La balle pour Boris et le conte pour Alan opèrent doucement comme traitement de l’Autre. L’autre d’un corps imaginaire pour Boris et l’autre d’un corps trop réel pour Alan.
Pour conclure
Concluons avec Éric Laurent : « Faut-il laisser les sujets se brancher sur des machines, ou plutôt faut-il couper leur machine pour qu’ils parlent aux gens ? La machine est-elle un appui ou un encombrement ? Différentes thèses s’affrontent. Ce faux dilemme se trouve aujourd’hui dépassé par cette production extrêmement intense qui fait, on le voit bien, lien social. Et c’est probablement au cas par cas qu’il nous faut répondre à cette question. »[2]
I. Guentcheff
[1] Laurent E., Mental, n°30, Questions sur les autismes, 2013, p 204.
[2] Ibid, p. 178.